Dans ce numéro de la chronique « La vie des mots » du journal La Ruche, le chroniqueur Frantzley Valbrun, tente de vous présenter une réflexion nouvelle sur la musique Rasin haïtienne. Jetons le dé dès à présent ; je vous invite à vous plonger dans le méandre de la musique Rasin haïtienne à travers une réflexion anthropologique sur la fête de Noël en Haïti.
La tendance populaire, Rasin, peu valorisée par les gens dits de la haute classe, autrefois quand même, intéressait les hommes politiques et quelques groupes intellectuels inclus des différentes générations du pays, et semble aujourd’hui être en voie de disparition. Observons malgré tout que la musique « Rasin » nous a gratifié des instants de réflexions sur des sujets brulants de hauts effets de cultures qui défraient encore l’actualité à travers les chansons de rythmes traditionnels véhiculées par certains Sambas comme le feu Wawa qui a solidifié le socle de notre imaginaire collectif.
Wawa, un nom d’artiste qui parle de la grandeur d’une certaine culture et d’une tradition musicale dont on se souvient comme pour une éternité. De sa naissance, Wawa avait reçu le vrai nom de Jacques Maurice Fortéré ; le célèbre artiste Rasin haïtien qui nous a quittés le 13 avril 2020, à l’âge de 82 ans suites à un malaise ressenti, dans un hôpital de New York. Souffrant surtout de graves problèmes cardiaques, le chanteur du groupe « Rasin Kanga » n’a pas pu survivre à ses maladies. Mais il a laissé tant de paroles chantées, comme dans ce morceau baptisé « Saint Nicolas, Saint Soleil », qui continuent à forger l’âme du peuple haïtien. Dans le contexte difficile où la population haïtienne est jetée dans le noir regard cynique des politiciens, nous osons partir à la recherche de fragments de compréhensions communes tissées depuis le pied du mur des annotations observées et observables au travers des grandes festivités impliquant la vie des masses paysannes.
Paru pour la première fois, en 1999, la chanson « Saint Nicolas Saint Soleil » du grand trouvère est gravée en sixième position sur l’album « Noël » du groupe Rasin Kanga. Interprété par Wawa, ce texte parle de la fête de Noël mais aborde les profondes réalités inquiétantes d’Haïti au fil des ans, tout dans un mélange de faits, de paroles, de rythmes et de traditions. Chaque bouffé de mots est une invitation à plonger au cœur des aspirations sociales et culturelles d’un groupement d’hommes et de femmes bien spécifiques. Observons comme spécimen cette transcription informelle du texte :
Sent Nikola Sen Solèy o
Lespwa fè viv o
Pou nwèl o (bis)
Nou konnen byen tonton nwèl pa gen prejije
E poudayè malere pa gen gwo lide
Gwo piti jan li ye
Lonje prete n souple ooo
Avan douz kou a sonnen pou m fete nwèl la
Sen Nikola Sen Solèy o
Lespwa fè viv o
Pou nwèl o (bis)
Mezanmi tè yo pa wouze
Jaden pa donnen
Piti piti koulye
lonje prete m souple
Woy woy !
Sen Nikola Sen Solèy o
Lespwa fè viv o
pou nwèl o (bis)
Nou konnen byen tonton nwel pa gen prejije
E poudayè malere pa gen gwo lide
Gwo piti jan li ye
Lonje prete m souple ooo
Avan douz kou a sonnen pou m fete nwèl la
Piti koulye tonton nwèl
Pou n fete nwèl
O ban nou lamen tonton nwèl
Piti koulye tonton nwèl
Pou n fete nwèl la
Pa fè bouch nou long tonton nwèl
Pou n fete nwèl la
Jaden pa donnen tonton nwèl
Siklòn pase tonton nwèl
Timoun yo grangou tonton nwèl
Timoun yo touni tonton nwèl
Piti koulye tonton nwèl
Pou n fete nwèl la…
Ekstrè, tèks Sen Nikola Sen Solèy, 1999
En prélude à une analyse en profondeur, il est important de se rappeler ce qu’est la fête de Noël.
Brève histoire
Créée dans un contexte religieux, au IV siècle, sous le règne de l’empereur Constantin et du pape Libère, la naissance de Jésus-Christ fut officiellement fixée au 25 Décembre, date proche des festivités païennes du solstice d’hiver, le choix était pour capitaliser sur le symbolisme des deux moments et en faciliter l’adoption par la population. Durant le Moyen Age, la naissance du Christ devint une fête centrale dans le calendrier chrétien européen marquée par de grandes célébrations religieuses mêlant des coutumes populaires. Mais il a fallu attendre le XIIème siècle pour lier connaissance la première fois avec le terme Noel qui tire son origine de l’expression latine « Natalis dies » qui se traduit par « jour de naissance ». La fête de Noel au 25 décembre de chaque année, c’est la toute universelle. Généralement on considère cette fête comme un moment de joie, de partage et d’amour fraternel.
La fête de noël en Haïti ?
Nous en sommes peu renseignés sur les premières célébrations de Noël sur la terre de Dessalines. Cependant, l’histoire révèle que la fête de Noël a fait ses premières apparitions en Haïti et en Amérique Latine dès 1492, avec l’arrivée des premiers contingents espagnols au nouveau monde. Contrairement à l’Uruguay qui a abandonné cette forme de tradition depuis la période de 1919, en Haïti, traditionnellement on célèbre au 24 Décembre la fête des enfants ; le 25 est consacré aux grands « reveyon » qui rassemblent les membres de la famille ainsi que des amis pour manger et boire. Selon les régions, les festivités de Noel durent jusqu’à l’épuisement du 31 Décembre, apprend-on.
Ces traditions sont suivies par un grand nombre de personnes à travers les différentes couches sociales, qu’elles soient païennes ou chrétiennes. A ces manifestations s’associent la tradition du sapin décoré et illuminé, de l’échange de cadeaux et bien sur le personnage du Père Noël. La Noel a cette fonction de créer une atmosphère de convivialité entre les familles au sein de la société.
La fonction de la fête de Noel dans la société haïtienne
En fait, dans les sociétés occidentales, même si cette tradition a assuré au fil du temps une liaison forte entre les gens à l’intérieure des familles qui préconisent avant tout la transmission des bonnes valeurs, elle est perçue de même en Haïti, comme déjà dit plus haut, comme un moyen ou une forme de stratégie visant à capitaliser sur le symbolisme en la popularisant. Aussi, bien des institutions peuvent en tirer profit ; c’est le cas par exemple de la fameuse entreprise Coca-Cola qui en 1930 avait contribué dans la vulgarisation sauvage de cette fête grâce à ses campagnes publicitaires en la période même de cette grande festivité.
Wawa et la gestion du pouvoir
La gestion du pouvoir en Haïti est une situation très difficile dont on ne trouve pas de complices affirmées à en parler, et à en pouvoir la situer dans les débats historiques. C’est une réalité vraiment complexe. On sait qu’en Haïti le néo-colonialisme a succédé au système de type féodal mis en place depuis l’abolition. Ce nouveau régime a débuté avec l’indemnité que la France a imposé à Haïti pour la reconnaissance de son indépendance. Donc, il a pour effet d’engager le pays dans la spirale de la dette (Joachim Benoit – 1969).
Il est à constater que dans la chanson intitulée « Saint Nicolas – Saint Soleil », l’artiste Wawa a gardé une certaine distance entre le narratif du protectorat, et le déluge financier établi par l’ex-pays colonisateur (France) à l’égard sa terre natale. Pour lui, l’idée même de l’Etat est forte et puissante depuis l’ordre onto-politique qui l’a emmené. En fait, à travers les lignes du texte de la chanson, le chanteur « Rasin » nous fait croire que l’Etat serait capable de nourrir le peuple en lui garantissant le minimum dont il a besoin pour vivre. Une simple phrase pour illustrer : « Nou konnen byen tonton nwèl pa gen prejije / E poudayè malere pa gen gwo lide »
Formation sociale – culturelle haïtienne, et le poids du symbolisme de « noël » dans l’œuvre : « Saint Nicolas – Saint Soleil »
La constitution de 1801 est fondée sur une dualité. Elle en est l’expression juridique du modèle social haïtien tel qu’il a été formalisé. Ce modèle n’a pas été pleinement expérimenté tel qu’il a été conçu. Il a établi les grandes orientations à partir desquelles s’engagera le processus de structuration de la société haïtienne (Carlo Avierl Célius – 1997).
Et dans ses réflexions, Michel Rolph Trouillot affirme que la révolution haïtienne n’a pas une « ontologie ou une philosophie politique » qui la précède en amont, comme les Révolutions américaine et française, mais elle « implique une ontologie » qui se conçoit dans « la vérité de la pratique » (1989). Il croit en quelque sorte, si jamais on l’accepte comme document, « le texte bois Caïman » a cette portée philosophique explicite. Tout ceci est important pour regarder en profondeur la formation sociale haïtienne comme un tout complexe. Néanmoins, le rapport et les moyens de productions entre les différentes classes, et l’exploitation sont le miroir ultime nous permettant de comprendre les caractéristiques de cette société.
En filigrane, l’analyse de « Saint Nicolas – Saint Solei », texte mise en musique par le célèbre Wawa, fait constater que le problème de l’inégalité sociale est bien visible, qu’il est inséré à la base de cette société haïtienne. Avec ce titre, samba Wawa arrive à questionner les causes des malheurs du pays. Pour l’artiste, le symbolisme de la Noël joue un rôle capital dans le processus visant à restructurer et à harmoniser la nation haïtienne. Admirons ce deuxième extrait :
Sent Nikola Sen Solèy o
Lespwa fè viv o
Pou nwèl o (bis)
Nou konnen byen tonton nwèl pa gen prejije
E poudayè malere pa gen gwo lide
Gwo piti jan li ye
Lonje prete n souple ooo
Avan douz kou a sonnen pou m fete nwèl la
Extrait de musique, Saint Nicolas – Saint Soleil
La Noël, quelle place occupe-t-elle dans l’esprit des communautés marginales ?
Dans les sociétés périphériques comme Haïti, il y a une forte influence du monde occidental. C’est pareil aussi pour les classes dominantes par rapport aux communautés marginalisées. De fait, les gens marginalisés n’ont pas toujours consenti leur propre choix, mais ils apprécient et admirent ce qu’on leur impose. C’est ainsi que dans l’esprit des marginalisés, Noël représente l’être sublime et généreux. C’est associé avec le nom de Jésus-Christ considéré comme étant le seigneur de la joie, de l’amour et du bonheur. En ce qui concerne la Noël en Haïti, on lui a très souvent attribué la tache régalienne, celle qui assure une bonne redistribution des richesses et encadre la terre afin qu’elle produise de la nourriture et ne pas laisser crever de faim. Cet autre extrait en est une bonne illustration :
Piti koulye tonton nwèl
Pou n fete nwèl
O ban nou lamen tonton nwèl
Piti koulye tonton nwèl
Pou n fete nwèl la
Pa fè bouch nou long tonton nwèl
Pou n fete nwèl la
Jaden pa donnen tonton nwèl
Siklòn pase tonton nwèl
Timoun yo grangou tonton nwèl
Timoun yo touni tonton nwèl
Piti koulye tonton nwèl
Pou n fete nwèl la…
Extrait, Saint Nicolas – Saint Soleil
Créations, transcendances, et réappropriations d’une idée de fête dans « Saint Nicolas – Saint Soleil »
A travers, cette chanson, l’artiste Wawa a proposé une création exemplaire en investissant le bassin de l’imaginaire haïtien. Avec ce titre évocateur, il transcende même l’idée de noël, unifiant les rythmes rasin pour offrir à la nation une perspective nouvelle, celle de sacraliser l’esprit de la logique du vivre ensemble. En voulant se réapproprier le geste du partage, l’artiste a sans doute renchérie l’idée d’un Etat communautaire comme celui du modèle des caciques de l’époque précolombienne d’Haïti. Privé de forme d’incohérence de toute part, dans cette dynamique nouvelle, tous les rapports dominants et dominés seront bannis. Le dernier mot est à Wawa qui a su illustrer la condition sensible dans laquelle végète la population de la terre des héros :
Sent Nikola Sen Solèy o
Lespwa fè viv o
Pou nwèl o (bis)
Nou konnen byen tonton nwèl pa gen prejije
E poudayè malere pa gen gwo lide
Gwo piti jan li ye
Lonje prete n souple ooo
Avan douz kou a sonnen pou m fete nwèl la
Sen Nikola Sen Solèy o
Lespwa fè viv o
Pou nwèl o (bis)
Mezanmi tè yo pa wouze
Jaden pa donnen
Piti piti koulye
lonje prete m souple
Woy woy !
Ekstrè, tèks Sen Nikola Sen Solèy, 1999
Frantzley VALBRUN,
Étudiant en 3e année en Anthropologie et Sociologie à l’UEH
Bibliographie
- François Picard, Fouré Caul-Futy, Jeanne Miramon-Bonhoure, Jessica Roda, Mina Dos Santos, « Musique et émotion pour une anthropologie de la Musique », 2022
- Victor A. Stoichita, Bernard Lortat-Jacob, « musique et émotion pour une anthropologie de la Musique », 2008
- Ethnomusicologie et anthropologie de la musique : une question de perspective / Ethnomusicology and Anthropology of Music: A Matter of Perspective / Etnomusicología y antropología de la música: Cuestión de perspectiva, Sous la direction de Nathalie Fernando et Jean-Jacques Nattiez
- Yara El-Ghadban, « Chants et contrechamps de l’ethnomusicologie » (Essai Bibliographique)2006
- « Depuis quand fête-t-on Noël ? LE MONDE DE LA COM
- L’histoire de Noël en Amérique : Kiskeya ou Hispaniola (Haïti/RD) inaugure les festivités en 1492, une tradition abandonnée par l’Uruguay en 1917
- Carlo Avierl Célius, « Le modèle social haïtien » Hypothèses, arguments et méthode, 1997
- Michel Rolph Trouillot, 1989.
- Raisin Kanga, « Saint Nicolas – Saint Soleil », album 1999