La situation au Moyen-Orient a récemment connu un tournant majeur. L’affaiblissement de l’axe de la Résistance et la montée en puissance d’Hayat Tahrir al-Cham (HTS) ont créé une situation inédite. En renversant le régime Assad, al-Joulani, le leader de HTS, a bouleversé l’équilibre régional. Cet article analyse les conséquences de ces changements et leurs implications pour la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient.
La guerre civile syrienne est une tragédie qui dure depuis longtemps. Depuis 2011, plus de 500 000 Syriens sont morts, dont plus de 200 000 civils, selon les experts des droits de l’homme. Des millions d’autres Syriens ont fui leur foyer. Le flot de réfugiés en Europe a été suffisamment important pour déstabiliser la politique en France, en Allemagne, en Italie et ailleurs. Jusqu’à récemment, Bachar el-Assad, l’ex-président de la Syrie, semblait occuper une position dominante dans le paysage politique syrien. Ses forces contrôlaient environ les deux tiers du territoire du pays, y compris les plus grandes villes. Cependant, en seulement deux semaines, les rebelles anti-Assad ont réalisé des gains territoriaux surprenants, renversant enfin des décennies de règne du dictateur.
Pour comprendre les nouveaux enjeux qui ont été au centre de ces confrontations, jetons un œil sur les acteurs qui ont pris part, ne serait-ce qu’indirectement, au conflit. En effet, la famille Assad, qui a dirigé la Syrie depuis le coup d’État de 1970, est alaouite, une secte minoritaire issue de l’islam chiite. Le gouvernement était laïc, mais son plus proche allié a toujours été l’Iran, le pays chiite le plus puissant de la région. La Syrie se trouve donc au cœur de « l’axe de résistance » iranien, un réseau de pays et de groupes (dont le Hezbollah, le Hamas et les Houthis) qui espèrent détruire Israël et réduire l’influence américaine au Moyen-Orient. La Russie a été un autre allié de la Syrie. Ce pays, qui était du côté des Soviétiques pendant la guerre froide, a longtemps considéré la Syrie comme un moyen de maintenir son influence au Moyen-Orient. Après le début de la guerre civile il y a 13 ans, la Russie a envoyé des avions, des troupes et des conseillers pour combattre aux côtés d’Assad. Il n’est donc pas surprenant que les États-Unis et l’Union européenne aient considéré Assad comme un ennemi.
De l’autre côté, on retrouve les rebelles. Le principal groupe, Hayat Tahrir al-Sham (HTS), est un groupe musulman sunnite issu d’Al-Qaïda, considéré comme terroriste par Washington. Le chef du HTS, Abou Mohammed al-Joulani, s’est présenté comme un dirigeant moins extrême et plus nationaliste, mettant davantage l’accent sur le renversement du gouvernement Assad et son remplacement. Un deuxième groupe, plus petit, est une confédération de groupes moins idéologiques opérant principalement près de la frontière entre la Syrie et la Turquie, soutenue par le gouvernement turc.
Les événements du 7 octobre jouent un rôle clé dans l’avènement de cette révolution. Avant cette date, la région était sous le contrôle de forces militaires importantes, avec d’un côté les rebelles réunis à Idlib sous protection turque, dont Hayat Tahrir al-Cham (HTC), de l’autre, le régime soutenu par la Russie et l’Iran, et au nord, les forces kurdes. Cela est resté en place jusqu’au 7 octobre. Après cette date, un conflit indirect a éclaté entre l’Iran et Israël, qui s’est intensifié avec l’invasion israélienne du Liban à la fin de l’été. À ce moment-là, l’Iran a dû rapatrier une grande partie de ses troupes d’élite du Hezbollah stationnées dans le nord de la Syrie pour les envoyer au Liban afin de lutter contre Israël. Parallèlement, avec la guerre en Ukraine et le démantèlement de Wagner, les Russes ont également réduit leurs forces en Syrie. Les forces de HTS ont donc vu une opportunité, un vide, un régime devenu vulnérable. Cela fait un an que l’organisation se prépare, constatant l’évolution du rapport de forces en sa faveur.
Abou Mohammed al-Joulani, l’homme fort de cette révolution, attire particulièrement notre attention. Pour mieux comprendre l’origine et l’évolution de l’organisation et de son leader, remontons un peu en arrière pour voir dans quelle histoire du djihadisme se situe HTS. Il existe deux principales branches du djihad, à partir desquelles de très nombreuses variantes se déploient. La première est celle du djihad global d’Al-Qaïda, souvent perçue comme la matrice originelle. Cette forme de djihad a été la première à obtenir une visibilité internationale, avec des racines dans le Bureau des services à Peshawar, fondé en 1984 par Abdallah Azzam, avec Oussama Ben Laden comme principal financier. Elle s’est essoufflée à partir des années 2000, cédant la place à une deuxième branche, celle de Daech, qui trouve ses origines dans le djihad en Irak mené par Abou Moussab Al-Zarqaoui, l’État islamique d’Irak, et avant lui dans le Groupe islamique armé (GIA) algérien. L’idéologie de ce djihad s’inspire des thèses popularisées par Abou Mohammed al-Maqdisi, à Peshawar, à la fin des années 1980. Contrairement à Al-Qaïda, ce djihadisme est ancré dans un territoire, prône une idéologie millénariste et souhaite accélérer la dynamique apocalyptique.
En 2003, Abou Mohammed al-Joulani a 19 ans et rejoint l’État islamique d’Irak. Après avoir été en contact avec les futurs dirigeants de Daech dans les prisons américaines, il est envoyé en Syrie en 2011. Il estime que l’échec de l’État islamique d’Irak est dû à son idéologie exclusiviste et apocalyptique et à son hostilité envers les groupes qui ne le rejoignent pas. Il tire certaines leçons des échecs récurrents de cette branche du djihadisme. Son approche consiste à ancrer le djihad localement en Syrie en tenant compte de sa complexité sociale, où plusieurs communautés religieuses et ethniques cohabitent. Il considère que pour que le djihad réussisse, il faut concentrer la lutte contre Bachar Al-Assad, point de convergence de toutes les rébellions, et limiter territorialement le djihad à la Syrie.
Après l’intervention turque dans le nord de la Syrie, Joulani rompt avec Al-Qaïda en 2016 et engage un processus de légitimation de son discours, en établissant des alliances avec des groupes rebelles locaux, principalement sous influence turque. Il établit un ordre politico-religieux dur mais stable à Idlib et estime que, pour assurer un avenir pérenne, il doit parvenir à mettre en place un modus vivendi avec la Turquie, qui lui offre une protection indirecte contre les bombardements russes. Aujourd’hui, Joulani semble avoir compris que les Occidentaux ne souhaitent pas s’engager dans de nouveaux conflits au Moyen-Orient et sont prêts à accorder du crédit à tout ce qui pourrait les rassurer. Il a su habilement jouer sur la communication.
Cependant, des interrogations sur l’après-révolution se posent. En effet, quelle place la Syrie occupe-t-elle dans le discours du nouveau dirigeant et quelle serait la nature et l’évolution du pouvoir mis en place dans la structure géopolitique de la région ? Le discours de Joulani n’est pas du tout nationaliste. Il évoque rarement la Syrie en tant que nation. Au contraire, il parle de « la communauté des croyants » et nomme son groupe Hayat Tahrir al-Cham, littéralement « Organisation de libération du Cham » d’après le nom de la province islamique médiévale. Cependant, il a établi à Idlib un pouvoir religieux, avec la charia comme loi et des juges religieux. Il opère donc dans une logique islamiste, s’appuyant sur une interprétation rigoriste de la charia. Il subit également la pression de groupes alliés, certains étant extrêmement radicaux et n’ayant rien à envier à l’État islamique. Bien qu’il cherche à réaliser un équilibre, cela ne dessine pas un chemin vers une transition démocratique en Syrie.
En somme, ces événements ont de forts impacts sur la situation géopolitique et le tissu socio-économique de la région. Depuis le début de la guerre en Syrie, un axe structurant pro-chiite relie Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Cet axe a façonné une partie significative de la géopolitique régionale. De l’autre côté, un axe pro-sunnite relie Tripoli au Liban, Alep, Raqqa en Syrie et Mossoul en Irak. Cette région, un des cœurs du sunnisme historique au Moyen-Orient, est marquée par une grande incertitude et une dépossession, notamment depuis l’invasion américaine en Irak et la guerre en Syrie. Les sympathies pour des projets islamistes y sont profondes, et le HTC en est issu. Ainsi, on se demande si le HTC, et particulièrement Abou Mohammed al-Joulani, pourra canaliser ce besoin de structuration politique et économique dans une région déjà hautement militarisée et habitée par des groupes armés aux agendas variés. Toutefois, on sait que si la situation en Syrie s’améliore, les différents pays de la région commenceront à se disputer à nouveau dans des manœuvres géopolitiques pour avoir de l’influence. La crise syrienne étant intégrée dans un schéma transnational englobant le Liban, l’Irak et les territoires palestiniens.
C’est ainsi que l’on conclut avec les mots de Hugo Micheron, qui illustrent très bien la dynamique géopolitique de cette région : « Le développement de HTS et d’autres groupes non étatiques dans la région illustre l’incapacité des États à contrôler leur environnement. Le cas syrien montre que l’État-nation n’est pas forcément l’échelle la plus pertinente pour comprendre les recompositions politiques en cours au Moyen-Orient. »