Il est indéniable que chacun d’entre nous aspire à un moment de détente, à une parenthèse relaxante pour échapper à une semaine mouvementée. Cependant, dans un contexte de crise comme le nôtre, marqué par une inflation galopante et des défis sécuritaires évidents, cette aspiration semble-t-elle réalisable ?
Que ce soit dans les restaurants, les bars ou les nightclubs, de nombreuses portes se ferment aujourd’hui en Haïti, en particulier dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Sortir et se divertir dans la capitale haïtienne est devenu un défi de taille. Pour les jeunes en quête d’une sortie entre amis, c’est désormais une aventure non seulement coûteuse, mais aussi périlleuse. Witchell, étudiante en droit et amatrice des plaisirs simples de la vie urbaine ou de quelques jours en province, estime que toute sortie aujourd’hui nécessite une réflexion préalable.
“Lorsque nous envisageons de sortir, deux préoccupations majeures se posent : d’abord, la sécurité des zones que nous devons traverser, et ensuite, le coût de l’expérience”, souligne-t-elle. “Autrefois, les choix n’étaient pas aussi restreints. Nous avions un large éventail d’options. Nous n’avions pas à exclure des quartiers comme le Bas-Delmas, Port-au-Prince, ou les trois quarts de Pétion-ville sous prétexte qu’ils sont devenus des zones de non-droit”, a-t-elle ajouté en répondant aux questions du journal Azuéi.
Outre les préoccupations liées à la sécurité, la crise économique exerce une pression considérable sur la population déjà éprouvée. Pour les étudiant.es, les dépenses sont nombreuses et les revenus réguliers font défaut, rendant les sorties et les divertissements inaccessibles pour beaucoup.
Pourtant, malgré ces obstacles, le désir de sortir reste puissant chez les jeunes. Marc-Kencie, étudiante en sciences politiques, considère les petites virées comme une nécessité, une bouffée d’air frais dans sa routine hebdomadaire.
“Je suis constamment à la recherche d’une atmosphère animée, car pour moi, elle incarne la liberté”, confie-t-elle à Azuéi. “Peu importe l’endroit, l’énergie est toujours au rendez-vous”, ajoute-t-elle, soulignant que ce n’est pas tant l’endroit qui importe, mais plutôt l’ambiance et le charme du moment.
“J’ai même découvert une ambiance dynamique en côtoyant nos remarquables femmes au bord de la route, les machann fritay”
Marc-Kencie Louis
“Cependant, aujourd’hui, ces opportunités de sortie sont devenues rares et risquées pour tout le monde”, déplore Marc-Kencie, qui se remémore avec amertume des moments passés à profiter de l’air frais et des événements sociaux dans les hauteurs de Pétion-Ville, une expérience désormais hors de portée pour beaucoup.
Les entreprises face à l’orage économique et sécuritaire
La crise économique ne se contente pas de frapper les consommateurs ; elle affecte également profondément les entreprises de ces secteurs. Aujourd’hui, la plupart des destinations de divertissement sont fermées, prises en étau entre les défis économiques et la crise sécuritaire. Pour l’économiste Djim Guerrier, l’inflation qui a atteint un pic de 23% en glissement annuel au mois de janvier dernier, constitue un défi majeur.
“Cette inflation élevée rend les biens et services, y compris ceux des secteurs de la restauration et du divertissement, moins accessibles pour une population déjà éprouvée par l’insécurité alimentaire et la crise humanitaire”.
Djim Guerrier
Selon lui, cela se traduit directement par une augmentation des coûts de production pour ces entreprises, probablement accompagnée d’une hausse des prix pour les consommateurs, ce qui pourrait réduire la demande. “Je suppose que beaucoup de PME de ces secteurs, ne disposant pas des ressources suffisantes pour faire face à cette situation, seront contraintes de fermer”, explique Djim Guerrier, qui est également enseignant.
Selon l’Institut Haïtien de Statistiques et d’Informatiques (IHSI), le secteur des services de loisir a enregistré une inflation de 3,3% en rythme mensuel et de 11,8% en glissement annuel pour le mois de mars 2024, sur l’ensemble du pays. En ce qui concerne les restaurants, la tendance est encore plus marquée, avec une inflation de 5,1% en rythme mensuel et de 22,5% en glissement annuel. Cette tendance se retrouve également dans d’autres divisions de consommation impactant ces secteurs, témoignant ainsi d’une inflation continue.
Pour Djim Guerrier, économiste, cette situation constitue un véritable cauchemar pour les entrepreneurs opérant dans ces secteurs. “En plus de la crise sécuritaire, ils sont confrontés à la nécessité d’investir dans la sécurité de leurs établissements pour offrir un sentiment de tranquillité à leurs clients, tout en cherchant des moyens de réduire les coûts opérationnels afin de maintenir des prix abordables”.
Avancer malgré la crise
Alors que la crise économique sévit dans presque tous les secteurs de la vie nationale, certains continuent de bravement arpenter les rues à la recherche d’un semblant de répit. Sylvie, étudiante en finance et employée dans une société de communication à Port-au-Prince, avoue avoir une affection particulière pour les “sorties entre ami.es dans des lieux raffinés et discrets”.
Malgré les défis, Sylvie est déterminée à tirer le meilleur parti des ressources à sa disposition. Que ce soit pour savourer de petites escapades ou des voyages vers des villes pittoresques comme La Gonâve, Cap-Haïtien ou Saut-d’Eau, elle reste à l’affût des moments de calme pour apprécier les joies simples de la vie.
“Ces moments de joie m’ont permis de m’épanouir au-delà de ma zone de confort, enrichissant ainsi mon expérience de vie”.
Sylvie Charles Pierre
Si ce secteur est encore debout aujourd’hui, c’est largement grâce à la vitalité et à la recherche de bonheur et de plaisir des jeunes. Selon Witchell Avril, sans cette jeunesse dynamique, le nombre d’établissements fermés serait bien plus élevé. “Pour les adultes des générations précédentes, il est extrêmement difficile de sortir dans un tel contexte, à moins d’une nécessité absolue”, estime celle qui est également propriétaire d’une boutique de vêtements.
Elle dit regretter profondément de ne pas avoir pleinement profité de l’époque où sortir le soir était monnaie courante. Mais elle reste prudente. “De nos jours, si vous êtes prudent, vous restez chez vous le soir, verrouillez bien la porte derrière vous et allez vous coucher !”
Cultiver la culture malgré la crise : résilience et créativité en action
Malgré son rôle crucial dans la société haïtienne, la culture subit de plein fouet les contrecoups de la conjoncture actuelle. Pour Keynes-Chardin, poète et photographe, la culture agit comme “un phare pour les jeunes générations, leur offrant des repères et des racines”, et donc, sa mise en veille par la crise est tout simplement inconcevable. Pour lui, l’identité d’un peuple se manifeste à travers sa culture. Pourtant, la crise a réussi à freiner le rythme des manifestations culturelles, notamment à Port-au-Prince. Pour ce poète, les contraintes économiques ont toujours tenu une grande partie de la population éloignée des activités culturelles. Il voit en cela un défi structurel qui nécessite une intervention au niveau éducatif.
“La création de nouveaux espaces culturels et la promotion de la culture dans les programmes éducatifs offriront aux jeunes, en particulier à ceux confrontés à des contraintes financières, la possibilité de participer à des activités culturelles et de s’exprimer créativement”.
Keynes-Chardin Justable
De manière parallèle, Aterson-N Sainval, également poète, mais aussi acteur, juriste et opérateur culturel, estime que le rôle de la culture est souvent “minimisé dans la vie des jeunes en Haïti, réduit à de simples outils de divertissement et d’apprentissage des normes sociales”. Selon lui, cette perception doit évoluer, car “la culture devrait être accessible à tous”. Il souligne que l’État et la société doivent investir davantage dans ce secteur, car les opérateurs culturels, pour organiser des activités, doivent souvent puiser dans leurs maigres ressources. “Les jeunes s’intéressent de plus en plus aux initiatives culturelles dans le pays”, confie-t-il à Azuéi, tout en notant que les contraintes économiques entravent leur participation à ces activités.
“Il est essentiel d’examiner de près les fonds alloués par l’État haïtien pour la culture. Le manque de subventions disponibles pour les opérateurs culturels constitue un défi majeur. Les professionnels de la culture se retrouvent souvent confrontés à des difficultés économiques, car ils doivent subvenir à leurs besoins tout en investissant dans leur art. Comme le souligne Mbougar Sarr dans “La plus secrète mémoire des hommes”, l’art se paie”
Aterson-N Sainval
“Retour à la normalité : Lueur d’espoir”
Malgré les défis posés par la crise, de nombreux individus gardent espoir en une réouverture prochaine des établissements, une fois que les rues retrouveront leur sécurité d’antan. La nostalgie d’un pays en pleine effervescence se fait sentir, tandis que les rêves d’un avenir meilleur se multiplient. Witchell Avril confie avec émotion : “La place du Champ-de-Mars me manque terriblement”. Elle exprime ainsi le désir ardent de retrouver ces moments de pur bonheur lors d’un après-midi passé là-bas, prête à tout donner pour revivre ces instants précieux.